AZURI

Droits réservés (copyright) : "© Julien Blue, 2024".

 




L’histoire qui suit s’inspire de faits réels, dans le pays fictif de la Nouvelle France.

 

Je la dédie à ma famille et au nom de la vérité et de l’égalité des genres. 

Je la dédie également à mes amis qui m’ont fait vivre la plus belle des adolescences.

 

Si vous êtes témoins ou victimes de violences intrafamiliales, tentez de rompre le silence. Joignez la police au 17 ou au numéro d'écoute, d'information et d'orientation pour les femmes : 3919 (appel gratuit). Appelez également en cas de besoin le 119, Allô enfance en danger (Appel gratuit).

 

Age de lecture recommandé : dès 14 ans 

Chapitre 2 : Un cauchemar vivant

 

Vincent referma la porte de sa chambre derrière lui, son cœur battant encore plus vite. La gifle de son père résonnait dans son esprit, mais il savait que ce n'était pas terminé. La colère de son père n'était jamais aussi brève. Il tenta de se calmer, de reprendre son souffle, mais la porte s'ouvrit brusquement, faisant sursauter Vincent.

 

Son père entra dans la chambre, les yeux flamboyant de rage. Avant que Vincent ne puisse dire quoi que ce soit, son père l'attrapa par le col de son t-shirt et le souleva presque du sol.

« Tu crois que tu peux faire ce que tu veux, hein ?! » hurla-t-il, le visage à quelques centimètres de celui de Vincent. « Quand on part de la baraque, tout doit être propre ! »

 

Il asséna une nouvelle gifle, puis une autre, chaque coup résonnant dans la petite chambre. Vincent tenta de se protéger, levant les bras pour parer les coups, mais son père était implacable. Il le secoua violemment, le faisant trébucher et perdre l'équilibre. Le dos de Vincent heurta le mur avec force, lui coupant le souffle.

« Tu n'es qu'un bon à rien ! » vociféra son père, la voix chargée de mépris. « Toujours dans la lune, à ne rien foutre ! »

Il le plaqua contre le mur, lui cognant la tête avec une brutalité qui fit voir des étoiles à Vincent. Juste au moment où il pensait que la douleur serait insupportable, la porte de la chambre s'ouvrit de nouveau. Mélina, sa sœur aînée, entra précipitamment.

 

« Arrête ! » cria-t-elle en se jetant entre eux. « Laisse-le tranquille ! »

Son père se retourna, furieux de cette interruption. « Dégage, Mélina, ça n’te regarde pas ! » Mais elle ne bougea pas, défiant son père du regard.

« Non, je ne te laisserai pas le frapper encore ! »

 

La rage de son père se retourna alors contre Mélina. Il la saisit par le bras et la poussa violemment contre le mur, lui assénant plusieurs coups. Vincent, gisant par terre, impuissant, regardait la scène avec horreur. Chaque coup porté à Mélina résonnait en lui comme une nouvelle blessure.

 

Vincent sentit une pression familière envahir son esprit, comme une vague submergeant son calme fragile. Les visions refirent surface avec une brutalité déconcertante, comme si elles avaient attendu ce moment de faiblesse pour le saisir entièrement. Sa chambre s’effaça autour de lui, les murs et les meubles disparaissant dans un tourbillon d'ombres et de murmures. Il se retrouva de nouveau plongé dans cette forêt sombre et inquiétante, celle de ses cauchemars récurrents.

Il n’était plus Vincent, mais ce moine mystérieux, fuyant à travers les arbres avec une désespérance palpable. Le coffret était toujours là, serré contre sa poitrine, pesant de plus en plus lourd à chaque pas. Les branches griffaient sa peau, et derrière lui, des ombres mouvantes le poursuivaient. Les murmures, toujours incompréhensibles, semblaient se rapprocher, résonnant dans sa tête comme un avertissement cryptique.

 

La sensation de brûlure sur son torse atteignit son apogée, un feu intense qui semblait vouloir percer sa chair. Il porta une main tremblante à sa marque, mais elle était aussi réelle que la douleur qu’elle lui infligeait. Il haletait, la gorge nouée par la peur et la confusion. Pourquoi ces visions revenaient-elles avec autant de violence ? Pourquoi cette forêt, ce moine, ce coffret ?

 

Vincent s’interrogea, le souffle coupé par l’intensité de l’expérience. Est-ce que ces images n’étaient que des projections de son esprit, une métaphore de sa propre vie ? Il ne pouvait s'empêcher de se demander si cette peur intense qu’il ressentait dans ses cauchemars ne symbolisait pas, d'une manière ou d'une autre, la violence latente de son père. Comme le moine, il fuyait une menace invisible, mais constante. Était-ce la répercussion de ces années à marcher sur des œufs chez lui, à éviter la colère explosive de Fabrice ?

 

Le coffret, qu’il serrait toujours contre lui dans ses visions, pourrait-il représenter un secret, quelque chose de précieux qu’il devait protéger à tout prix ? Était-ce son propre cœur, son identité, ou même ses émotions refoulées, qu’il gardait enfermées pour ne pas les laisser être brisées par la brutalité de la réalité familiale ?

 

Cette idée fit écho dans son esprit. Le moine ne faisait-il pas exactement ce que lui-même faisait chaque jour en se repliant sur lui, en dissimulant ses pensées et ses sentiments face aux tempêtes familiales ? Peut-être que, dans le fond, Vincent essayait désespérément de préserver quelque chose d'essentiel en lui, malgré les pressions extérieures. La violence de son père pouvait bien être l’équivalent de ces ombres menaçantes qui le poursuivaient sans relâche dans la forêt. Le coffret, lui, restait une énigme, un symbole dont la signification se dérobait encore à lui, mais dont il sentait l’importance vitale.

 

En revenant à lui, toujours allongé dans son lit, la sueur perlant sur son front, Vincent resta immobile, son cœur battant à tout rompre. Ces visions n'étaient pas qu’un simple cauchemar. Il le savait désormais. Elles étaient liées à quelque chose de plus grand, de plus profond. Mais quoi ?

 

Mélina était maintenant à terre, recroquevillée en position fœtale, tentant de se protéger des coups.

Avec une force qu'il ne se connaissait pas, Vincent se redressa et se jeta sur son père, le repoussant de toutes ses forces. Surpris, son père trébucha en arrière, mais son regard devint encore plus meurtrier.

« Tu vas le regretter, Vincent... »

 

Mais avant qu'il ne puisse agir, un bruit de porte qui claque résonna dans la maison. Rosalina leur mère, rentrait des courses. Son père jeta un regard noir à Vincent et Mélina avant de quitter la chambre en claquant la porte derrière lui.

 

Vincent se laissa tomber à côté de sa sœur, le corps tremblant. Mélina, les yeux remplis de larmes, tenta de sourire.

« Ça va aller, Vincent », murmura-t-elle, la voix brisée par la douleur. « On s'en sortira. »

 

Vincent hocha la tête, mais il savait que rien n'allait plus. Les visions, la violence de son père, tout semblait converger vers un point de rupture. Il devait comprendre ce qui se passait, découvrir le secret derrière ces visions, sinon il deviendrait fou. Mais pour l'instant, il devait juste survivre à cette nuit.

 

Plus tard, Vincent s’endormit finalement, épuisé par les événements de la journée. Mais son sommeil fut perturbé par des cauchemars et des visions intermittentes. Soudain, il fut réveillé par des bruits de dispute provenant de la chambre de ses parents.

 

Les cris de son père et les pleurs étouffés de sa mère résonnaient à travers les murs de la maison. Vincent se leva doucement, ses pieds nus frôlant le sol froid. Il s'approcha de la porte de la chambre de ses parents, les cris et les sanglots devenant plus distincts. Rosalina pleurait, essayant de contenir ses larmes, tandis que Fabrice la frappait sans relâche.

 

Vincent sentit la colère et l'impuissance monter en lui, mais il savait qu'intervenir ne ferait qu'aggraver la situation. Il serra les poings, tentant de contrôler la rage qui bouillonnait en lui. Soudain, les cris cessèrent, remplacés par un silence lourd et oppressant.

 

La porte de la chambre s'ouvrit brusquement, et Fabrice, en état de frénésie, sortit dans le couloir. Ses yeux étaient injectés de sang, son visage déformé par la colère et la folie. Il se dirigea vers les chambres de Vincent et Mélina, les réveillant brutalement.

« Debout ! Tout le monde à la cuisine ! Maintenant ! » hurla-t-il, sa voix résonnant dans toute la maison.

Vincent et Mélina, terrifiés, suivirent leur père jusqu'à la cuisine. Rosalina, le visage marqué par les coups, les rejoignit, tentant de cacher ses larmes. Fabrice les fit asseoir autour de la table, un regard de fou dans les yeux.

« Mangez des mandarines », ordonna-t-il, jetant des mandarines sur la table. « Allez, mangez ! »

Vincent, encore sous le choc, prit une mandarine et commença à la peler, les mains tremblantes. Il ne comprenait pas pourquoi son père les obligeait à faire cela, mais il savait qu'il valait mieux obéir. Fabrice continuait de hurler, sa voix s'élevant dans la cuisine.

 

« Vous pensez que vous pouvez faire ce que vous voulez dans cette maison ? Hein ? Vous croyez que vous êtes au-dessus des règles ? »

Rosalina, la voix tremblante, essaya de le calmer. « Fabrice, s'il te plaît... »

Mais Fabrice n'écoutait pas. Il était presque aveuglé par une psychose étrange et incohérente. « Vous allez tous apprendre à me respecter ! Mangez ces mandarines ! »

Les pleurs de Mélina se mêlaient aux cris de Fabrice. Vincent, l'estomac noué, mordit dans la mandarine, sentant l'acidité du fruit sur sa langue. Il se sentait perdu, incapable de comprendre les raisons derrière la folie de son père.

La scène semblait durer une éternité. Fabrice continuait de vociférer, passant d'un membre de la famille à l'autre, les insultant, les humiliant. Vincent sentait la rage monter en lui, mais il était impuissant. Il devait protéger sa mère et sa sœur, mais comment faire face à un père devenu incontrôlable ?

 

Soudain, Fabrice se tourna vers Vincent, le regard fou. « Tu crois que tu es mieux que moi, hein ? »

Vincent baissa les yeux, évitant de répondre. Il savait que toute réponse ne ferait qu'attiser la colère de son père. Il mordit une nouvelle fois dans la mandarine, tentant de calmer les tremblements de ses mains.

Fabrice le saisit par le col, le soulevant de sa chaise. « Regarde-moi quand je te parle ! »

Vincent leva les yeux, affrontant le regard de son père. « Je... je ne pense pas ça, papa... »

Fabrice le lâcha brutalement, le laissant retomber sur sa chaise. « Espèce de petit ingrat. »

 

Les yeux de Vincent brûlaient de larmes retenues. Il devait trouver une solution, une issue à ce cauchemar. Les visions de la forêt et du moine revenaient sans cesse dans son esprit. Il savait que quelque chose de plus grand était en jeu, quelque chose qu'il devait découvrir pour protéger ceux qu'il aimait.

 

Finalement, après ce qui sembla être une éternité, la rage de Fabrice s'essouffla. Son souffle, jusqu'alors lourd et haletant, se fit plus irrégulier, signe d’un épuisement soudain, comme si la fureur qui l’avait habité l’avait vidé de ses forces. Ses poings serrés se relâchèrent, ses épaules s’affaissèrent sous le poids de la colère retombée. D’un pas chancelant, il recula, s'effondrant lourdement sur la chaise derrière lui. Sa respiration bruyante emplissait la pièce silencieuse, chaque inspiration semblait lui coûter un effort colossal, comme s'il luttait contre le flot d'émotions contradictoires qui le submergeaient.

 

"Je suis désolé… je suis désolé," répétait-il dans un murmure presque inaudible, la voix brisée par des sanglots qui semblaient jaillir d’une douleur bien plus profonde. "Je voulais pas faire ça… excusez-moi."

 

Fabrice était vulnérable, dévasté. La dureté qui l’entourait semblait s'être fissurée, laissant apparaître une souffrance insoupçonnée. Rosalina, qui jusque-là était restée en retrait, secouée par l'explosion de violence, s’avança doucement. Elle avait ce regard, celui qui parlait de résignation et d’une tendresse infinie mêlée à une lassitude silencieuse.

 

Avec une douceur presque surnaturelle, malgré la douleur qui imprégnait chaque partie de son corps et de son âme, elle s’approcha de Fabrice. Ses mouvements étaient lents, prudents, comme si elle savait exactement quoi faire pour ne pas réveiller la bête qui sommeillait à nouveau en lui. Elle posa délicatement sa main sur l’épaule de son mari, un geste empreint d’affection, mais aussi de tristesse.

 

"C’est bon, Fabrice… ça va aller," murmura-t-elle, comme si elle parlait à un enfant blessé. Ses paroles étaient apaisantes, mais dans ses yeux, Vincent pouvait voir la douleur accumulée, celle qu'elle gardait pour elle, celle qu’elle n'exprimait jamais ouvertement.

 

Rosalina s'agenouilla à côté de la chaise, près de Fabrice. Sans un mot, elle lui prit la main, l’air résigné, comme si elle avait déjà traversé cette scène des centaines de fois, comme si elle connaissait chaque étape de ce cycle destructeur. Elle lui passa doucement une serviette humide sur le visage, essuyant les larmes qui coulaient le long de ses joues marquées par le temps et la fatigue.

 

Vincent observait la scène, impuissant, pris entre la colère, la confusion et une tristesse qu'il ne parvenait pas à exprimer. Ce moment de calme, après la tempête, était peut-être le plus difficile à supporter. Ses yeux passaient de son père effondré à sa mère qui prenait soin de lui, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde. Mais ce n'était pas naturel. Rien dans cette situation ne l'était.

 

Rosalina murmura encore quelques mots à Fabrice, des mots que Vincent ne put entendre, avant de se redresser lentement. Elle jeta un regard vers Vincent, un regard qui disait tout, sans avoir besoin de mots. C'était le regard d'une femme fatiguée de porter ce fardeau, mais qui le faisait malgré tout, par amour, par devoir, ou peut-être parce qu'elle ne connaissait pas d'autre manière de survivre à cette vie.

Vincent, Mélina et Rosalina restèrent silencieux, leurs esprits marqués par la violence de la nuit. Vincent savait qu'il devait trouver des réponses, comprendre ces visions et ce qu'elles signifiaient. Mais pour l'instant, il devait survivre à cette nuit, protéger sa sœur et sa mère, et espérer un jour pouvoir mettre fin à ce cycle de violence.

Vincent retourna finalement dans sa chambre, le cœur lourd et l'esprit tourmenté. Il tenta de trouver le sommeil, mais chaque fois qu'il fermait les yeux, les événements de la nuit revenaient en boucle. Les coups, les cris, les pleurs étouffés de sa mère. La violence imprévisible de son père semblait ne jamais s'arrêter.

Il pensa à cette vie horrible que sa mère, sa sœur et lui subissaient. Il y avait des périodes où tout allait bien, où ils ressembleraient presque à une famille normale. Des périodes d'accalmie où Fabrice semblait redevenir un homme attentionné et aimant. Puis, pour un motif ou pour un autre, et parfois pour rien, Fabrice se remettait à vriller, et la violence régnait de nouveau.

Vincent se dit que dans quatre ans, il aurait dix-huit ans, et qu'il s'en irait en claquant la porte de la maison à la tête de son père. Il se promettait qu'il ne laisserait jamais Fabrice lui dicter sa vie.

cependant, Il ne comprenait pas pourquoi la colère de son père atteignait toujours un tel paroxysme, pourquoi chaque désaccord prenait des proportions si violentes. Parfois, il se disait que la source de cette rage inextinguible se trouvait dans les racines mêmes de leur famille, peut-être dans la relation complexe que son père entretenait avec leur grand-mère, Abuela.

Abuela, une femme au caractère bien trempé, originaire du sud du Mexique, avait été forcée par son père de quitter son village natal pour migrer vers le nord. Leur destination : cette région unique de la Nouvelle France, où les cultures se mêlaient aux vestiges d’un passé riche et complexe. Là-bas, elle s’était mariée à un homme issu de la Nouvelle France et avait fondé une grande famille, élevant ses six enfants avec une poigne de fer, mais aussi une attention quasi maternelle et protectrice.

D’un côté, ses enfants l’écoutaient religieusement et respectaient son autorité incontestée. Il était clair qu’Abuela imposait les règles et veillait à ce que l’honneur familial reste intact, et elle ne laissait aucun écart à ce sujet. Mais d’un autre côté, elle les couvait presque trop, les entourant de mille attentions. Chaque matin, la table du petit-déjeuner ressemblait à un festin, avec un plat différent pour chacun de ses enfants, préparé selon leurs goûts spécifiques. Les lits étaient faits avant même qu’ils ne posent un pied au sol, et aucun d’eux n’avait jamais eu à lever le petit doigt pour accomplir une tâche domestique.

 

Abuela croyait fermement à l’honneur familial et au respect des aînés, des valeurs qu’elle avait transmises à sa progéniture sans relâche. Pour elle, le mariage était un sacrement inviolable, une institution qu’il fallait protéger à tout prix, même lorsque les difficultés semblaient insurmontables. Sa conviction inébranlable dans l’importance de l’unité familiale, de l’ordre et de la tradition faisait d’elle à la fois une figure autoritaire et une mère aimante, prête à tout pour maintenir l’équilibre au sein de son foyer.

Fabrice, le père de Vincent, était son aîné, son fils préféré, celui en qui elle plaçait toutes ses espérances. Pour Abuela, Fabrice était plus qu’un fils : il était son chef-d'œuvre, le reflet de sa réussite en tant que mère. Devenir policier, incarner l’ordre dans cette société, avait fait de lui une figure de fierté. À ses yeux, il symbolisait la réussite, la droiture, et l’ordre – des valeurs qu’elle avait inculquées dans chacun de ses enfants, mais qu’elle voyait s’épanouir pleinement en lui. Vincent se souvenait encore de la manière dont Abuela parlait de son père, avec une admiration teintée d'une exigence presque écrasante. Elle le voyait comme un homme qui avait su élever sa famille, un protecteur infaillible, incapable de faillir à ses devoirs.

Mais cette pression, cette obligation de réussir à tout prix, pesait lourd sur les épaules de Fabrice. Vincent se demandait souvent si cette attente constante, ce besoin de ne jamais décevoir Abuela, n’avait pas fini par forger la dureté de son père, transformant l’homme aimant qu’il pouvait être en un tyran domestique. Les moments de tendresse que Vincent avait connus dans sa petite enfance s’étaient évanouis, remplacés par la rigueur, la discipline, et cette colère sourde qui grondait sous la surface.

Vincent se souvenait d’un été, lorsqu’il avait environ six ans. Ses parents s’étaient violemment disputés, une scène qui s’était imprimée dans sa mémoire comme une cicatrice. Sa mère pleurait, et son père, ivre de rage, criait des mots qu’il ne comprenait pas alors mais dont le ton lui avait glacé le sang. Abuela, alertée par une conversation téléphonique avec sa mère, était venue immédiatement, traversant des kilomètres depuis le nord pour s’interposer. Elle était arrivée avec Tía Maria la soeur cadette de Fabrice, une femme aussi forte qu’elle, sinon plus.

Il se rappelait encore la manière dont Abuela était entrée dans la maison, avec cette autorité naturelle qui imposait le respect. Elle n’avait pas hésité un instant avant de confronter Fabrice, de lui ordonner de se calmer, et d’exiger qu’il répare immédiatement les choses avec Rosalina. Pour Abuela, le mariage était un engagement sacré, et rien ne justifiait qu’on le détruise. Même si cela signifiait ignorer les blessures invisibles que ces disputes laissaient sur les âmes de ceux qui y assistaient, même si cela signifiait fermer les yeux sur la souffrance de sa belle-fille.

Vincent avait observé cette scène, caché derrière la porte de sa chambre, ses petits poings serrés, ne sachant que penser de ce mélange de réconfort et de terreur que lui inspirait Abuela. D’un côté, il était soulagé de la voir intervenir, de sentir que sa grand-mère était là pour protéger sa famille ; de l’autre, il ne pouvait s’empêcher de se demander pourquoi elle ne voyait pas ce que lui, enfant, voyait clairement : que quelque chose était fondamentalement brisé en son père. Pourquoi ne pouvait-elle pas admettre que son fils, ce policier respecté, avait une face sombre, une violence qu’il ne savait ou ne voulait pas contrôler ?

Les étés passés chez Abuela étaient pour lui et Mélina des moments d’accalmie. Là-bas, dans cette grande maison aux murs épais, ils étaient choyés, protégés. Abuela les traitait comme les trésors de la famille, les enfants de son fils prodigue. Elle leur racontait des histoires de leur héritage mexicain, des récits de courage et de foi, les élevant dans cette fierté culturelle qui leur appartenait. Mais même dans ces moments de paix, Vincent sentait le poids de l’héritage familial. Chaque été, il voyait son père se transformer en la présence de sa mère. Fabrice devenait ce fils parfait, irréprochable, celui qu’Abuela voyait en lui. Mais à la maison, loin de ses yeux, il redevenait cet homme tourmenté, incapable de maîtriser sa colère.

En grandissant, Vincent avait commencé à comprendre ces dynamiques familiales complexes, ces non-dits qui tissaient la toile de sa vie. Il savait que son père n’était pas seulement un bourreau, mais aussi une victime des attentes impossibles placées en lui. Mais cela ne rendait pas la violence plus supportable. Au contraire, cela la rendait plus incompréhensible, plus effrayante. Vincent avait appris à marcher sur des œufs, à éviter tout ce qui pourrait déclencher la fureur de son père, tout en se demandant si, un jour, lui aussi serait jugé par Abuela et les autres, s'il échouerait à être l’homme qu’on attendait de lui.

Vincent lui pour l'instant était coincé dans cet étau familial. Épuisé, exténué, il finit par sombrer dans un sommeil agité. Mais les cauchemars refirent surface. Il se voyait encore dans cette forêt sombre, courant à travers les arbres, le coffret lourd dans ses bras. Des ombres le poursuivaient, des murmures sinistres résonnaient dans l'air. Le reste de la nuit ne lui laissa aucun répit.