Chapitre  13 - Démons et démon

La pluie s’abattait avec force sur la ville d’Azuri, transformant les ruelles pavées en rivières miroitantes sous la lueur diffuse des réverbères. Le vent sifflait à travers les interstices des fenêtres, faisant vibrer les vitres de la vieille maison de Madame Fibbs. L’intérieur, pourtant chaleureux en apparence, était empreint d’une tension silencieuse.

Elmyra était assise dans son fauteuil en cuir usé, les doigts effleurant les pages jaunies d’un ancien grimoire ouvert sur ses genoux. Son regard attentif balayait les lignes d’écriture manuscrites, tandis que la lueur tremblotante des chandelles projetait des ombres mouvantes sur les murs tapissés d’étagères surchargées de livres.

Face à elle, une silhouette sombre se découpait à la lisière de la lumière. Angelo, drapé dans son long et vieux manteau noir, se tenait droit, immobile, sa présence à la fois imposante et insaisissable. Il était appuyé contre le dossier d’une chaise, mais son regard restait fixé sur Elmyra, comme s’il tentait d’anticiper sa réaction avant même de parler. L’atmosphère était pesante, chargée d’une inquiétude latente.

Lorsqu’il ouvrit enfin la bouche, sa voix fut basse, grave, presque absorbée par le crépitement de la pluie contre les vitres.

"Les brèches ne cessent de s’agrandir. Partout ailleurs, elles se referment ou restent stables. Mais ici… elles semblent s’ouvrir volontairement."

Les doigts d’Elmyra se crispèrent légèrement sur le bord des pages. Dans un geste lent et mesuré, elle referma le livre, ses yeux clairs se posant sur son interlocuteur.

"Quelqu’un ou quelque chose essaie d’ouvrir un passage," dit-elle finalement, sa voix plus froide que d’ordinaire. "Qui pourrait avoir un tel pouvoir ?"

Angelo détourna le regard, ses traits demeurant impassibles. Son silence, bien que bref, en disait long sur l’ampleur de ses préoccupations.

"Je n’ai pas encore toutes les réponses," admit-il enfin. "Mais j’ai un contact, quelqu’un qui pourrait nous éclairer. Je dois partir cette nuit pour le retrouver."

Elmyra se redressa légèrement, son regard scrutateur tentant de déceler dans son attitude la moindre hésitation.

"Tu es sûr de ne pas aller au-devant d’un piège ?"

"Je n’ai pas le choix."

Un silence tendu s’installa. Angelo la fixa un instant, comme si ce moment suspendu contenait un non-dit essentiel, un avertissement qu’il n’avait pas formulé. Elmyra, elle, ne détourna pas les yeux. Son esprit pesait les implications de ce départ précipité, des risques que prenait son vieil allié, mais elle savait que rien ne pourrait l’en dissuader.

Alors, dans un murmure presque résigné, elle souffla :

"En mon absence, surveille bien les Élus. Ils ne sont pas prêts."

"Ils ne le seront peut-être jamais," répondit-elle, la voix étrangement lasse.

Sans un mot de plus, Angelo tourna les talons. Son manteau frôla le sol, balayant quelques cendres tombées des bougies. D’un pas lent mais assuré, il se dirigea vers la porte, son ombre s’étirant derrière lui à la lueur tremblotante des chandelles.

Lorsque le battant se referma derrière lui, il ne resta plus que le silence, plus pesant encore que la nuit qui s’étendait dehors.

Elmyra, restée seule, posa une main sur son livre fermé. La flamme d’une chandelle vacilla, comme soufflée par une invisible inquiétude.

Elle savait que les jours à venir allaient tout bouleverser.

 

La solitude retomba sur la pièce comme un voile lourd. Elmyra ne bougea pas, ses doigts effleurant la couverture de son livre. Elle resta ainsi un moment, le regard perdu dans le vide, comme si les ombres dansantes des chandelles pouvaient lui offrir des réponses.

Mais les réponses, elle ne les trouverait pas ici. Elle les connaissait déjà.

Avant de pouvoir guider les Élus, elle devait se replonger dans ce qu’elle avait voulu oublier.

Ses pensées dérivèrent, et en un instant, elle fut ramenée des années en arrière.

Elle était une enfant lorsqu’elle avait compris l’ampleur de la tâche qui l’attendait.

La cave de sa maison, à l’époque, était bien différente. Loin d’être un simple lieu de stockage, c’était un sanctuaire, un espace consacré aux runes anciennes et aux incantations murmurées dans la pénombre.

L’odeur du bois humide et de l’encens emplissait l’espace exigu, où la lueur des lanternes révélait les tracés précis laissés à la craie sur les murs de pierre.

Ses parents, deux figures imposantes dans leur robe sombre, étaient penchés sur un cercle gravé dans le sol, leurs mouvements mesurés, leurs murmures empreints d’une gravité solennelle.

"Nous avons un rôle, Elmyra. Celui de protéger ceux qui doivent veiller sur l’équilibre."

Son père, à genoux devant le symbole, traçait des motifs qu’elle n’avait jamais vus auparavant. À ses côtés, sa mère chantonnait une incantation ancienne, dont les mots oubliés semblaient vibrer dans l’air, comme s’ils portaient un savoir interdit.

Elmyra se souvenait du poids de leurs regards quand ils avaient levé les yeux vers elle.

Ce n’était pas une demande, encore moins une obligation qu’on pouvait refuser. C’était un héritage, un fardeau transmis de génération en génération.

L’Ordre Protecteur ne se résumait pas à ces murs.

Il s’étendait bien au-delà d’Azuri, reliant des gardiens dispersés à travers le monde. Partout, certains veillaient sur les Élus, d’autres surveillaient les anomalies, retraçaient les signes avant-coureurs d’une menace.

Ils détenaient un savoir ancestral, consigné dans des archives que peu d’humains avaient jamais eu l’autorisation de consulter. Ce que le monde prenait pour des légendes, eux les considéraient comme des avertissements laissés par ceux qui avaient déjà affronté l’inimaginable.

Aujourd’hui encore, Elmyra ressentait le poids de cet héritage.

Mais pour la première fois depuis longtemps, elle doutait.

Les brèches s’ouvraient de façon anormale, et quelque chose, ou quelqu’un, semblait les manipuler.

Et les Élus n’étaient pas prêts.

Elle referma le livre d’un geste sec.

Il était temps d’agir.

 

Il était minuit et la pénombre s’étendait sur le cimetière d’Azuri, drapant les pierres tombales d’un voile de brume glacée. L’air était saturé d’humidité, et chaque pas de Vincent et Kristen résonnait dans le silence oppressant du lieu. L’odeur de terre mouillée flottait autour d’eux, mêlée aux relents des fleurs fanées déposées plus tôt dans la journée.

Kristen avançait en silence, perdue dans ses pensées. Elle ne cessait de reformuler mentalement la conversation qu’elle devrait avoir avec Vincent. Nolan. Madame Julien. Le secret qu’elle portait depuis trop longtemps. Elle savait qu’elle devait lui dire, mais pas ici, pas maintenant.

Un bruit de gravier sous des semelles mouillées la tira de ses réflexions.

"Viens !" lança brusquement Vincent en accélérant le pas. "Je crois que j’ai vu quelque chose."

Kristen fronça les sourcils et lui emboîta le pas. "Tu es sûr que ce n’est pas juste ton imagination ? Ce serait quand même un comble que le grand Vincent commence à halluciner."

Mais Vincent ne répondit pas. Son regard était fixé sur une tombe fissurée, recouverte de mousse et de lierre. Son cœur s’accéléra, une sensation étrange s’emparant de lui.

Il connaissait cet endroit.

Ou plutôt… il l’avait vu avant.

Un frisson lui parcourut l’échine alors que des images fugaces s’imposèrent à lui. Une nuit semblable à celle-ci, mais dans un rêve. Une silhouette encapuchonnée portant un coffret. Un éclat doré vibrant dans l’obscurité.

Et ce même symbole gravé sur la pierre tombale.

Sa respiration s’accéléra.

C’était ici.

Kristen, qui observait toujours la stèle avec scepticisme, souffla : "Si c’était une mauvaise idée d’être là, est-ce qu’on le saurait avant ou après qu’un truc horrible nous arrive ?"

Vincent s’agenouilla devant la pierre, ignorant la remarque. Son regard parcourut les gravures, effleurant du bout des doigts les motifs à moitié effacés par le temps.

"Les symboles…" murmura-t-il. "Ils ressemblent à ceux de mon tétraèdre."

Kristen se baissa à son tour, posant une main sur la pierre froide et humide. Ses doigts suivirent les tracés gravés, ses sourcils se froncèrent légèrement.

"Il y a un mécanisme ici. Regarde."

Elle appuya légèrement sur une dalle à la base de la stèle. Un déclic sonore se fit entendre, suivi d’un bruit sourd.

Le sol sous la stèle s’enfonça légèrement, révélant une ouverture cachée. Un espace creux se dévoila dans l’ombre.

Un objet s’y trouvait.

Vincent tendit la main. Il savait déjà ce qu’il allait trouver.

Ses doigts frôlèrent le bois poli et gravé d’ornements dorés, et lorsqu’il le sortit de l’ouverture, un vertige le prit de court. Un battement sourd résonna dans sa tête, semblable à un écho lointain.

Le coffret ancien. Exactement comme dans ses visions.

Sa prise se raffermit sur l’objet. Il était lourd, presque plus qu’il ne l’aurait cru. Le bois, noirci par le temps, semblait pourtant intact. Les gravures dorées brillaient faiblement sous la lumière de la lune, formant des symboles complexes et entrelacés.

Kristen, immobile, observa l’objet avec une certaine méfiance.

"On vient de trouver quelque chose d’important, pas vrai ?" murmura-t-elle.

Vincent ne répondit pas immédiatement. Ses yeux restaient fixés sur le coffret, son pouce suivant machinalement les contours d’un motif triangulaire gravé au centre. Il sentait une vibration presque imperceptible sous ses doigts, comme si l’objet répondait à sa présence.

Une chaleur étrange se propagea dans son torse, là où sa marque avait disparu il y a des semaines.

Enfin, il souffla : "Ça… J’en suis sûr."

Kristen détourna son regard du coffret pour observer Vincent.

Il semblait absent, plongé dans une réalité qui lui échappait.

Elle hésita, serrant légèrement les poings.

Ce n’était peut-être pas le moment de lui parler de Nolan et Madame Julien. Mais demain, elle n’aurait plus le choix.

Le lendemain matin, le stade du lycée était désert.

L’air était frais, et un vent léger faisait claquer les bâches des gradins abandonnés. Personne ne devait être là à cette heure, et c’était précisément pour cette raison que Kristen et Nolan s’étaient donnés rendez-vous sous les gradins.

L’ombre métallique de la structure rendait l’endroit encore plus sinistre, accentuant la tension entre eux. Kristen faisait les cent pas, les bras croisés sur sa poitrine, les sourcils froncés.

Nolan, lui, était adossé à un poteau, les bras croisés et le regard fuyant.

Kristen avait assez attendu.

Elle planta son regard perçant dans celui de Nolan. "Ça ne peut plus continuer, Nolan."

Sa voix était basse, mais son ton tranchant comme une lame.

Nolan passa une main nerveuse sur son visage, soupirant bruyamment, comme si tout cela n’était qu’un fardeau qu’il aurait préféré ignorer encore un peu.

Kristen ne lui laissa pas ce luxe.

"Tu aurais dû arrêter cette histoire plus tôt," chuchota-t-elle, les mâchoires serrées. "Maintenant, ça va exploser."

Nolan serra les poings et détourna encore une fois les yeux.

Il savait. Il savait que Kristen avait raison. Mais il détestait être mis face à sa propre lâcheté.

"Je sais."

Sa voix était rauque, presque inaudible. Il passa une main dans ses cheveux, un tic nerveux qu’il avait depuis des semaines.

"Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Je ne peux pas remonter le temps."

Kristen croisa les bras encore plus fort, exaspérée.

"Alors, arrête de faire comme si ça allait disparaître tout seul."

Elle le fixa un long moment, cherchant une trace de sincérité dans son regard.

Puis, elle souffla :

"Tu dois le dire à Alicia. Tu ne peux pas continuer à la regarder dans les yeux comme si de rien n’était."

Nolan détourna le regard, mâchoire crispée.

Kristen savait qu’il n’allait rien faire. Elle le savait trop bien. Alors, elle planta son regard dans le sien et souffla :

"Si tu ne lui dis pas… c’est moi qui le ferai…"

 

Ce que ni Kristen ni Nolan ne savaient… c’est qu’ils n’étaient pas seuls.

À quelques mètres au-dessus d’eux, perchée sur la structure métallique des gradins, une majorette s’affairait à attacher une banderole qui menaçait de se décrocher.

Elle aurait dû partir il y a déjà cinq minutes, mais elle avait pris tout son temps.

Et maintenant, elle se félicitait de son retard parce qu’elle avait tout entendu.

Un sourire narquois étira ses lèvres glossées alors qu’elle fixait le vide, le regard pétillant d’amusement.

Elle se mordilla l’ongle de l’index, se retenant presque de rire.

"Oh. Mon. Dieu."

Elle n’avait pas tous les détails, elle ne savait pas avec qui Nolan avait trompé Alicia, mais franchement ? Est-ce que c’était important ?

Elle avait le scoop de l’année et ça, c’était le genre d’information qui méritait d’être partagée.

Elle descendit doucement de sa cachette, prenant soin de ne pas se faire repérer, puis, elle attrapa son téléphone et tapa rapidement un message. “Sonia. Il faut que je te parle. URGENT.”

Un petit ricanement lui échappa tandis qu’elle s’éloignait du stade, ses baskets crissant légèrement sur le béton.

 

La majorette ne mit pas longtemps à trouver Sonia. À vrai dire, elle en mourait d’envie.

Stéphanie, le sourire aux lèvres et l’excitation pétillant dans ses yeux, s’approcha de Sonia dans un couloir vide du lycée. Les élèves étaient en pause entre deux cours, et l’endroit n’était pas encore bondé.

"Sonia, j’ai un truc de dingue à te raconter."

Elle n’attendit même pas que Sonia acquiesce avant de se pencher vers elle, comme si ce qu’elle s’apprêtait à dire était le plus grand secret du siècle.

"J’ai entendu Nolan et Kristen sous les gradins ce matin. Devine quoi ?"

Sonia, les bras croisés, leva un sourcil, mi-agacée, mi-intriguée.

Stéphanie se redressa théâtralement, ses mains s’agitant devant elle comme pour ajouter du suspense.

"Il a trompé Alicia. C’est sûr. Je l’ai entendu dire qu’il ne pouvait pas remonter le temps et Kristen lui foutait la pression pour qu’il avoue. Un vrai feuilleton, j’te jure !"

Elle eut un petit rire moqueur, visiblement amusée par sa propre découverte.

Mais Sonia, elle, ne riait pas.

Son expression, d’abord neutre, s’assombrit immédiatement.

Elle fixa Stéphanie d’un regard glacial avant de lâcher, d’un ton aussi tranchant qu’une lame de rasoir :

"On parle de ma sœur là, quand même. Je vois pas pourquoi tu ris comme ça."

Stéphanie haussa les épaules, toujours hilare. "Oh allez, détends-toi, c’est qu’une histoire de cul. Puis franchement, d’habitude t’es la première à casser ta soeur"

Paf. Un léger taquet derrière la tête. Pas violent, mais suffisamment sec pour faire taire Stéphanie. Elle cligna des yeux, surprise.

Sonia, elle, avait les bras croisés, son regard plus sévère que jamais: "Ça te fait ressembler à une dinde de glousser comme ça, et de ce que je sache, Noël est passé, non ?"

Le sourire de Stéphanie s’effaça aussitôt. Elle détourna maladroitement le regard, haussa les épaules comme pour masquer sa gêne, et marmonna :

"Ouais, bon… bref, fais-en ce que tu veux."

Puis elle disparut dans la foule, déjà à la recherche d’une nouvelle oreille attentive pour propager la rumeur.

Sonia, elle, serra les poings. Elle devait en parler à Alicia. Tout de suite.

 

Alicia se sécha les mains et sortit des toilettes, encore perdue dans ses pensées.

La matinée avait été longue et elle avait juste hâte d’aller en cours, se plonger dans quelque chose de neutre, sans drame, sans problème.

Mais alors qu’elle avançait dans le couloir, une silhouette familière lui barra le passage.

Sonia.

Son expression n’avait rien d’habituel. Elle n’affichait ni son sourire en coin, ni son air faussement détaché.

Non. Pour une fois, Sonia avait l’air sérieux.

"Al’, je dois te dire quelque chose."

Alicia arqua un sourcil, méfiante. "Quoi encore ?"

Elle n’avait pas envie d’entendre ses sotises, pas aujourd’hui.

Sonia hésita une fraction de seconde avant de lâcher :

"Nolan t’a trompée"

Silence.

Puis… Alicia éclata de rire, mais son regard, lui, restait froid.

"Tu cherches juste à me pourrir la vie, comme toujours."

Elle croisa les bras, le menton légèrement relevé, comme si l’information rebondissait sur elle.

Mais Sonia ne recula pas.

Elle soutint son regard, son expression ne trahissant aucune trace de moquerie, ni de provocation.

Seulement une pointe de tristesse.

Elle serra les poings et répéta, plus lentement cette fois :

"Non, Al’. Pour une fois, je ne mens pas. Je suis désolée."

Le rire d’Alicia s’éteignit aussi vite qu’il était venu. Ses yeux cherchaient, inspectaient, guettaient le moindre signe de manipulation sur le visage de sa sœur. Mais il n’y en avait pas. Et Sonia ne mentait pas. Mais Alicia ne voyait pourtant ici qu’une manipulation de trop.

Une chaleur brûlante lui monta à la tête. Ses poings se serrèrent d’eux-mêmes. Et avant même de pouvoir réfléchir, elle se jeta sur Sonia.

 

Le couloir du lycée résonnait encore du claquement sec des chaussures d’Alicia sur le sol lorsqu’un cri de rage éclata soudainement :

"Putain de sale folle !"

Un bruit sourd, suivi d’un mouvement chaotique.

Les élèves assis en classe levèrent immédiatement la tête, leurs stylos suspendus en l’air, interrompant leurs prises de notes.

Le fracas de deux corps roulant au sol ne laissa aucun doute. Alicia et Sonia venaient de s’effondrer l’une sur l’autre, s’arrachant les cheveux, se débattant avec une violence brute.

"Espèce de garce, arrête !" hurlait Sonia en essayant de se dégager, ayant oublié toutes ses bonnes intentions. Mais Alicia était incontrôlable.

Ses mains agrippaient la manche du pull de sa sœur, ses doigts tremblaient sous la rage pure qui la consumait.

Leurs cris résonnaient dans tout le couloir, une véritable onde de choc balayant le silence studieux du lycée.

Les portes des classes s’ouvrirent en grand, et bientôt, les élèves affluèrent, formant un cercle autour du chaos.

Certains exclamaient leur surprise, d’autres sifflaient d’excitation, comme si la scène était un spectacle auquel ils avaient la chance d’assister en direct.

"Eh, t’as vu ?!"

"C’est les sœurs Lorandi ! Elles se battent !"

Les murmures fusaient, la tension explosait.

À travers la foule compacte, Vincent et Alexander fendirent la masse, poussés par l’urgence de la situation.

"Alicia, lâche-la !" cria Alexander en tentant de tirer Sonia en arrière.

Mais elle aussi était hors d’elle.

Les ongles d’Alicia laissèrent une trace rouge sur son bras, et il fallut toute la force d’Alexander pour l’écarter violemment.

De l’autre côté, Vincent attrapa Alicia par la taille, la maintenant fermement contre lui alors qu’elle se débattait encore.

Son souffle était saccadé, ses yeux brillaient d’une colère incontrôlable.

Elle tentait encore d’avancer, d’en découdre, mais les bras de Vincent l’en empêchaient.

"Arrête, Alicia, ça suffit !"

Le ton de Vincent était ferme, presque suppliant. Mais elle ne l’écoutait pas. Elle voulait encore frapper. Elle voulait évacuer la douleur brûlante qui lui déchirait la poitrine.

Puis, soudainement… Le silence. Dans la foule, quelqu’un d’autre retenait son souffle.

Les yeux de Kristen étaient rivés sur la scène, son estomac noué d’une manière insoutenable. Elle regardait Alicia, son visage déformé par la rage et la peine, et Sonia, essoufflée, le regard noir mais blessé.

Et avant même de pouvoir réfléchir à ce qu’elle allait dire, les mots lui échappèrent:  "C’est vrai."

Les murmures s’éteignirent immédiatement. Un instant plus tôt, les élèves riaient, chuchotaient, attendaient la suite du combat. Mais là, ils venaient d’entendre Kristen, et ils avaient compris.

Alicia, encore sous l’effet de l’adrénaline, tourna brusquement la tête vers Kristen, son souffle brisé par l’émotion.

"Quoi ?"

Son ton n’était plus agressif, ni même méfiant, juste perdu.

Kristen, jusqu’ici silencieuse spectatrice, baissa les yeux, comme si elle voulait disparaître. Sa gorge se serra, mais elle ne pouvait plus reculer. Alors, elle répéta, cette fois plus fort :

"C’est vrai. Nolan…"

“...Je t’ai trompé avec Madame Julien ” Lâcha Nolan qui venait d'apparaître dans la foule et qui interrompit Kristen.

Un frisson collectif parcourut la masse. Le couloir plongea dans un calme glacial.

Les élèves retenaient leur souffle, comme si le moindre mouvement pouvait provoquer un nouvel ouragan.

Et au centre du tumulte figé, Alicia, immobile, son regard perdu, son corps toujours tremblant d’émotion. Elle n’arrivait pas à comprendre ce qu’elle venait d’entendre. Ou plutôt, elle n’arrivait pas à l’accepter.

A point non nommé Evan regarda Amélie qui était complètement interloquée par la scène “Dis tu crois qu’on va pouvoir quand même présenter nos exposés?” 

 

L’après-midi même, l’annonce officielle tomba comme une sentence irrévocable.

Le mail de l’administration, envoyé à tout le personnel enseignant et mis à jour sur le site du lycée, était sobre, direct, sans fioritures :

"Madame Julien, enseignante de biologie, ne fait plus partie du corps professoral du lycée d’Azuri. La direction a pris les mesures nécessaires et demande aux élèves de respecter la confidentialité de cette décision."

Mais il n’y avait plus rien de confidentiel.

Dans les couloirs, les murmures s’amplifièrent, se transformant en un véritable ouragan de chuchotements.

"Oh merde, elle est vraiment partie ?!"
"Donc c’était pas juste une rumeur ?"
"Mec, je t’avais dit que c’était vrai. Elle et Nolan, c’était pas qu’un délire, c’était réel."

Les élèves échangeaient des regards hallucinés, certains avec des rictus moqueurs, d’autres avec des mines choquées.

Un enseignant renvoyé du jour au lendemain, c’était du jamais vu, et pourtant…

Aucune explication officielle ne serait donnée. Mais au-delà du lycée, l’affaire n’irait jamais plus loin.

La loi était claire, Nolan avait 15 ans, l’âge légal de la majorité sexuelle en Nouvelle France. Aucune procédure judiciaire ne pourrait être engagée tant que ses parents ne portaient pas plainte. Et ils ne l’avaient pas fait.

Silence radio. Les adultes semblaient vouloir classer l’affaire au plus vite, comme si cette histoire n’avait jamais existé. Mais au sein du lycée c’était une toute autre histoire.

L’administration ne pouvait pas ignorer ce qui s’était passé dans l’enceinte de l’établissement. Le lycée devait faire un exemple, montrer que les événements de la matinée ne resteraient pas sans conséquences:

Alicia et Sonia écopèrent d’une exclusion temporaire d’une semaine pour s’être battues violemment en plein couloir, sous les yeux de dizaines d’élèves. Et Nolan risquait de perdre son privilège de pouvoir sauter une classe. Son dossier, jusqu’ici impeccable, allait être réexaminé.

Dans l’agitation des couloirs, Vincent n’avait pas lâché Kristen du regard. Elle était là, à quelques mètres de lui, entourée de ses camarades de classe, mais elle semblait ailleurs.

Il n’arrivait pas à croire qu’elle ait pu garder ça pour elle. Comment n’avait-elle rien dit ? Comment avait-elle pu laisser Alicia se ridiculiser de la sorte? Mais en même temps il comprenait. Il comprenait pourquoi elle s’était tue. Kristen n’avait pas voulu blesser Alicia. Elle avait essayé de la protéger, de lui éviter une douleur plus brutale encore.

Mais à la fin, la vérité avait explosé malgré tout.

 

Juste après cette bagarre, Alicia ne ressentait plus la rage explosive qui l'avait poussée à se jeter sur Sonia. Il ne restait plus rien.

Pas de colère, pas de tristesse immédiate, juste… un vide immense, une sensation d’irréalité oppressante.

Les voix des élèves qui murmuraient autour d’elle semblaient venir de loin, comme un bruit de fond indistinct, un écho lointain qu’elle n’arrivait même plus à saisir.

Le sol sous ses pieds lui paraissait étrangement instable, comme si elle marchait sur du verre prêt à se fissurer sous son poids.

Elle cligna des yeux. Le couloir lui semblait trop lumineux, presque aveuglant, chaque détail trop net.

Des dizaines d’élèves la fixaient, certains avec de la pitié, d’autres avec de l’excitation malsaine.

Elle aurait donné n’importe quoi pour que ce soit un cauchemar, pour pouvoir se réveiller dans son lit et se dire :

"Ouf, ce n’était qu’un mauvais rêve."

Mais non, c’était réel, Nolan l’avait trompée et Kristen qui était au courant lui avait caché la vérité.

Et maintenant, tout le monde le savait. Sa gorge se serra, mais aucune larme ne vint. Elle refusait de pleurer devant eux, elle refusait de leur donner ce spectacle.

Elle inspira profondément, tentant de ravaler la tempête qui menaçait de l’écraser de l’intérieur. Elle ne leur pardonnerait pas. Pas maintenant. Peut-être jamais.

À travers le brouillard de ses pensées, son regard se posa sur Sonia. Sa sœur était là, assise au sol contre un casier, le visage baissé, ses poings serrés sur ses genoux, sa respiration saccadée.

Sonia ne pleurait pas vraiment, mais ses yeux rougis la trahissaient. Elle se battait contre ses propres émotions, refusant d’exposer quoi que ce soit. 

C’était Sonia tout craché: ne jamais montrer ses failles, ne jamais laisser paraître sa douleur.

Alicia fit un pas vers elle, la voix tremblante, presque un murmure.

"Sonia… je voulais pas en arriver là, je t’assure."

Sa sœur releva lentement la tête, son regard bouffi, son expression fatiguée.

Un ricanement amer lui échappa.

"Non mais c’est moi… à toujours raconter des conneries, ça me pendait au nez."

Alicia ne sut quoi répondre. Elle voulait dire quelque chose, trouver les bons mots pour atténuer ce chaos qu’elles avaient toutes les deux provoqué mais elle n’y arrivait pas.

A ce niveau là il faudrait beaucoup de temps pour apaiser les choses.

 

À la sortie du lycée, Vincent et Kristen marchaient en silence.

L'air était froid, chargé de l’humidité typique des fins d’après-midi d’hiver, et la lumière du jour commençait lentement à décliner, plongeant la ville dans une teinte orangée mélancolique.

Les événements de la journée les avaient vidés. Trop de révélations, trop de cris, trop de chaos.

Vincent avait encore du mal à tout assimiler. Le renvoi de Madame Julien, la trahison révélée, la bagarre entre Alicia et Sonia… et surtout, la façon dont Alicia avait regardé Kristen après son aveu: comme si elle ne la reconnaissait plus.

Il lança un bref regard à Kristen, marchant à ses côtés. Elle avait les mains enfouies dans les poches de sa veste, la tête légèrement baissée, le regard perdu dans le vide.

Elle n’avait rien dit depuis qu’ils avaient quitté le lycée et pour une fois, Vincent n’insista pas.

Il savait que Kristen se détestait d’avoir gardé le secret. Il savait qu’elle se remettait en question, qu’elle culpabilisait, qu’elle s’en voulait pour Alicia… et qu’au fond, elle savait que cette amitié risquait de ne jamais s’en remettre.

Alors, au lieu de parler, il posa une main légère sur son épaule, puis, dans un geste instinctif, il déposa un baiser sur sa joue.

Un simple contact, un signe de compréhension, un pardon silencieux.

Kristen tourna légèrement la tête vers lui, surprise. Puis, un léger sourire naquit sur ses lèvres. Un sourire épuisé, mais sincère.

Ils auraient pu continuer leur route comme ça, sans un mot, dans cette bulle de compréhension silencieuse, mais l’air changea…

Kristen s’arrêta net, un frisson glacé lui parcourant l’échine. Vincent sentit quelque chose aussi.

L’air autour d’eux devint plus lourd, comme si une force invisible venait d’écraser l’atmosphère.

Le vent, qui soufflait encore quelques secondes plus tôt, s’arrêta brutalement. Les bruits de la ville s’effacèrent, laissant place à un vide assourdissant, comme si le monde retenait son souffle.

Vincent s’immobilisa. Devant lui, quelque chose prenait forme dans l’ombre. Un frisson plus violent que les autres parcourut son dos.

D’abord, ce ne fut qu’une silhouette indistincte, une ombre trop dense, trop mouvante, oscillant entre le tangible et l’éthéré. Puis, peu à peu, elle se précisa. Une forme humanoïde. Mais son corps semblait distordu, ses contours flous, mouvants, comme si l’espace autour de lui se pliait et se tordait pour contenir sa présence.

Puis, deux yeux rougeoyants s’ouvrirent dans l’obscurité, projetant une lueur malveillante.

Kristen porta une main à sa bouche, reculant instinctivement. Ce n’était pas possible. Ce qu’elle voyait là… ça ne pouvait pas exister.

Vincent, lui, réagit immédiatement. Son corps bondit en avant, son instinct lui dictant de réagir, d’agir.Mais au moment où il tenta de se téléporter, quelque chose clocha. Son pouvoir tanga, vacilla, comme une flamme prête à s’éteindre.Il sentit une force invisible l’écraser, comme si quelque chose freinait son énergie, l’empêchant de disparaître.

Son cœur battait trop fort, son souffle trop court.C’était réel.

Kristen se plaqua contre Vincent, ses doigts se crispant sur son bras. "Vin’… c’est quoi ce truc ?" souffla-t-elle, sa voix éraillée par l’incrédulité et la panique.

Le démon ne bougeait pas. Mais ils savaient qu’il les observait.Puis, soudainement, il parla.

Sa voix n’avait rien d’humain. Elle résonna dans l’air, vibrante, comme si elle était prononcée à plusieurs endroits en même temps. "Ce n’est que le début… Il attend son heure… Nérélius"

Un frisson traversa Kristen et Vincent en même temps.Ce n’était pas seulement le son de sa voix qui était terrifiant. C’était la certitude qu’il savait quelque chose qu’ils ignoraient.

Quelqu’un attendait son heure. Mais qui ? Mais avant qu’ils ne puissent poser la moindre question, avant qu’ils ne puissent même réagir,la créature se dissipa comme si elle n’avait jamais été là.

Le vent revint brutalement, faisant voltiger les cheveux de Kristen. Le bruit des voitures, des passants, du monde extérieur reprit comme si rien ne s’était passé. Mais eux…Eux savaient.

Kristen posa une main tremblante sur sa poitrine, essayant de calmer les battements frénétiques de son cœur. Elle chercha Vincent du regard.Il était livide.

Toujours figé, les yeux perdus là où la créature s’était tenue quelques secondes plus tôt.

Kristen n’osa pas parler tout de suite.Puis, après un instant qui lui parut une éternité, elle murmura :

"Vin’… c’était quoi ça ?"

Vincent ne répondit pas. Parce qu’il n’en avait aucune idée. Mais il savait une chose. Tout venait de basculer. Et ce n’était que le commencement.